Mexique, Coupe du monde 1970. Dans un match anonyme de phase de groupes entre le Brésil et l'Angleterre, Jairzinho déborde. Au bout du bout de sa longue course, en pleine samba avec la ligne de corner, il centre pour le grand, l'immense Pelé. Le génie s'élève, claque un coup de tête piquée au ras du poteau gauche, crie « goal ! »… et Gordon Banks détourne le ballon. Le portier britannique vient de réaliser l'arrêt du siècle, mais ne le sait pas encore. Personne ne l'a prévenu non plus qu'il paumerait sa place en club après le tournoi. Ni qu'il devrait profiter de son œil droit, qu'il perdra quelques années plus tard.
À part ça, tout va bien. Le visage est marqué par les rides de l'âge avançant, certes, mais les traits sont toujours souriants, le teint subtilement bronzé et les bajoues à peine bombées. Le cheveu est fin, mais la racine dense, comme une douce toison blanche que l'on coifferait du bout des doigts sur le côté au sortir de la douche. La tête, elle, suit à merveille. Quand il raconte l'histoire de l'arrêt qui l'a rendu célèbre face au coup de crâne du grand Pelé lors de la Coupe du monde 1970, le vieil homme agite les bras, mime, reconstitue. Il dessine la course de Jairzinho de ses mains, crayonne le placement de sa défense, fait marrer son auditoire et conclut toujours de la même manière, comme une maxime : « Je suis tombé au sol, j'ai tourné la tête et vu la balle rebondir derrière les buts. » Là, il marque une pause, élargit son sourire, jauge son public du regard. Ils sont accrochés : « Et là je me suis dit "Banksy, you lucky bastard !" » Applaudissements. Oui décidément, en dehors d'une incisive gauche déchaussée et d'un œil droit figé à la suite d'un accident de voiture qui lui coûta sa carrière, tout va bien pour Gordon Banks. Une situation d'autant plus appréciable à 77 ans que cela n'a pas toujours été le cas.
Maçon à 18 ans, champion du monde à 29
À l'aube de sa majorité, alors que son poil est encore brun et que sa tête ressemble plus que jamais à celle de Spock dans Star Trek, le gardien anglais est enrôlé comme gardien d'une entreprise d'exploitation de charbon près de Sheffield, sa cité natale. Recruté par le centre de formation de Chesterfield quelques mois plus tard, le bonhomme n'est encore qu'en troisième division anglaise, carcan qu'il quittera trois ans plus tard, en 1958, lorsqu'il part pour près de 10 000 euros actuels en direction de Leicester City. C'est ici, dans cette cité des Midlands de l'Est rendue célèbre pour son marché de bonneterie et ses chaussures, que le petit Banks endosse pour la première fois son habit de super gardien. En huit ans passés sur place, le portier construit ses gammes, perd deux finales de FA Cup puis gagne une Coupe de la Ligue anglaise en 1964. Appelé un an plus tôt en équipe nationale, il est la première pierre de l'armada en construction de Alf Ramsey, sélectionneur de l'époque, en vue de remporter le Mondial 66 à la maison.
Cette Coupe du monde 1966, Gordon Banks la gagnera dans les cages. Devant lui, Bobby Moore (West Ham) et Jack Charlton (Leeds), complètent un triptyque presque invincible : un seul but encaissé - sur un penalty d'Eusébio en demie - avant la finale, 442 minutes et sept matchs d'invincibilité… et l'unique sacre des Three Lions en récompense. Une victoire 4-2 dans la prolongation face à la RFA, où Banks fait montre d'une qualité de placement et de réflexes phénoménaux, bien au-dessus de la concurrence de l'époque. À l'issue du tournoi, l'Anglais volant obtient officiellement le surnom tout trouvé de « Banque d'Angleterre », référence à son inviolabilité. Il ne le sait pas encore, mais la guigne est en route.
« Si Banks avait été dans les buts, mon tir n'aurait jamais franchi la ligne »
Poussé remplaçant à Leicester par le jeune Peter Shilton, 17 ans et très doué en négociations de contrat, Gordon Banks part pour Stoke City à 29 ans, trois ans avant son chef-d'œuvre face à Pelé. L'arrêt d'une vie. Celui qui le propulsa des dizaines d'années plus tard comme second meilleur gardien du XXe siècle élu par la Fédération internationale de l'histoire du football et des statistiques (IFFHS), derrière Lev Yachine, mais devant Dino Zoff, Sepp Maier et Ricardo Zamora. De cette parade mythique effectuée au Mexique en 1970, une phrase, devenue légende : « J'ai marqué un but, mais Banks l'a arrêté » lance Pelé dans les vestiaires. « J'ai gagné une Coupe du monde et pourtant, ce n'est pas pour ça que je suis resté dans les mémoires. Les gens se souviennent de mon arrêt. On m'en parle toujours », s'amuse souvent l'intéressé. Un détournement des plus compliqués, mais vraiment « arrêt du siècle » ? L'expression est aujourd'hui remise en question. La Coupe du monde 1970, première diffusée en couleurs, a évidemment été un événement marquant dans l'histoire du football. Le match en lui-même, anonyme choc de groupe 3 et décrit comme particulièrement ennuyeux par les journaux de l'époque, a-t-il pu être victime d'une légère enflammade des commentateurs afin de le rendre plus attractif ? Pas de réponse. Toujours est-il que Banks, alors au sommet de son art, voit une nouvelle fois le train lui passer sous le nez.
À la veille du quart de finale des Anglais face à la RFA, Banks s'intoxique après avoir bu une bière, et est remplacé par Peter Bonetti : « C'est incroyable que ce soit tombé sur lui », soupire Alf Ramsey, séparé de son extra-terrestre de gardien. L'Angleterre perd 3-2 après avoir mené de deux buts jusqu'à la 68e minute, une défaite que Franz Beckenbauer, buteur ce soir-là, résumera par ce simple aphorisme : « Si Banks avait été dans les buts, mon tir n'aurait jamais franchi la ligne. » Pas faux, sa frappe étant passée sous le ventre de Bonetti.
Félin dans les cages, Gordon Banks se révèle cabot dans la vie. En voiture, le 22 octobre 1972, il est victime d'un accident qui lui coûte l'usage de son œil droit, et marque brutalement la fin de sa carrière, à 34 ans. Lorsqu'il quitte les terrains, c'est son borné de coéquipier Peter Shilton qui prend sa place dans les cages de Stoke, comme un symbole. Une confirmation : les pires frappes jamais encaissées par Banks auront finalement été tirées dans son dos. Pourtant, Flash Gordon renfile les gants cinq ans plus tard, en 1977, à l'occasion d'une pige de la dernière chance aux Fort Lauderdale Strickers, États-Unis. La Ligue américaine offre des parachutes dorés aux anciennes gloires du football international, parmis lesquelles Johan Cruijff, le Kaizer Franz Beckenbauer ou encore Pelé. Banks partage même la tunique de George Best et se voit attribuer en 1978 le titre de « Meilleur gardien du championnat », avec un œil, donc.
« Quand je jouais contre Gordon, je me demandais comment j'allais arriver à le battre » dit un jour à son propos le grand avant-centre britannique Jimmy Greaves. « C'est peut-être même le meilleur défenseur de l'histoire du football », renchérit son ami Pelé. Une histoire de superlatifs, de réflexes hors du commun, d'une claquette légendaire, d'œil vitreux et de dents cassées. Coïncidence ou non, son incisive gauche, amochée le jour de l'accident qui marqua sa fin de carrière, dévisse dans la même direction que l'arrêt qui le fit entrer dans la légende, vers la droite. Une triste ironie, peut-être, ou une question de chance, plus sûrement. De quoi conclure encore longtemps : « Banksy, you lucky bastard. »
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